Vous êtes amoureux d'une jeune femme. Par amour vous ne connaissez qu'elle, de cette connaissance obscure qui vous révèle votre nom. Par amour vous la détachez du tout des vivants et des astres. Vous l'installez au centre du paysage, dans la prunelle de vos yeux. Vous disposez autour d'elle quelques objets familiers : une poignée de cerises, le froissé d'une jupe et le ciel d'une attente. Plus vous considérez les choses alentour et plus c'est elle qui apparaît. Ses lèvres, surtout. Ses lèvres rouges, d'un rouge si frais que vous y devinez la catastrophe avant même l'éclosion du bonheur, avant même la courte saison d'aimer. Mais vous êtes loin de tout cela. Vous êtes dans le milieu des eaux. Le cœur battant, les tempes glacées, vous êtes dans l'unique et le simple. Il n'y a qu'elle au monde. Il n'y a de monde que par elle. Elle est dans vos façons de dire et de taire. Elle est dans votre manière d'aller sans ennui dans l'ennui - et toute occupation qui vous éloigne d'elle est ennuyeuse, profondément. Elle a cette lumière que l'on accorde au Dieu, ou bien au jour qui passe. Toutes beautés procèdent d'elle. Toutes clartés émanent d'elle. Vous ne voyez que par elle. Voir, pour vous, c'est toujours faire l'offrande du regard à une seule. C'est aller loin dans le songe et lui ramener des fleurs de vos provinces lointaines. Il n'y a pas d'amour sans cette violence-là, qui dissout le monde et n'en retient qu'un seul corps caressé par tous les noms, dans toutes les langues. Il n'y a pas d'amour sans cette croyance folle, sans cette erreur vraie. Avec passion vous la regardez. Avec passion vous apprenez. On n'apprend que d'une femme. On n'apprend que de l'ignorance où elle nous met quant à nos jours, quant à nos nuits. Le temps passe. La durée amoureuse n'est pas une durée. Le temps passé dans l'amour n'est pas du temps, mais de la lumière, un roseau de lumière, un duvet de silence, une neige de chair douce. Un jour la jalousie vient. Le tableau de maître a changé. Les couleurs ont fraîchi. L'essentiel est passé au second plan, dans un coin d'ombre. On voit sans voir encore. Avec la jalousie revient le temps, l'éternité mauvaise. Vous ne choisissez pas la jalousie, pas plus que vous n'avez choisi l'amour. Vous entrez dans ces terres étrangères de vous-même, dans ces zones frontalières où plus rien n'est voulu, ni pensé. Vous êtes seul mais vous n'êtes pas seul dans votre solitude. Vous êtes en proie à la pensée errante. C'est une pensée qui ne sait pas ce qu'elle pense, qui ne désire surtout pas atteindre ce qu'elle pense, le porter au plein jour. On dirait une pensée qui fuit quelque chose et qui n'est occupée que de cela qu'elle fuit, qu'elle cherche. Qu'elle cherche en le fuyant. Par instants, le visage de l'amante apparaît tout au bout de vos songes, comme si cette masse de pensée venait s'éclairer en le touchant, en butant sur ce visage confus, surpris. Vous ne dites rien. Il n'y a rien à dire. Vous regardez ce visage. Vous regardez la confusion. Le mensonge sincère. De préférence elle parle à quelqu'un d'autre, même quand c'est à vous qu'elle parle. De préférence elle regarde quelqu'un d'autre, même quand c'est vous qu'elle regarde. De préférence. La jalousie est un sentiment d'enfance. C'est une violence simple comme enlever quelques herbes d'un seul geste, et ce sont les racines qui viennent avec, et toute la part de terre, et un grand bloc de ciel. La jalousie est une connaissance enfantine de la mort. C'est la petite enfance de la mort en vous, dans la terre noire du corps. Comment. Comment ne pas maudire l'amour tel qu'il est dans votre cœur, tel qu'il vous vient de l'enfance, des grands rêves orageux de l'enfance. L'amour est une épreuve. Cette épreuve est d'ordre spirituel. Ce qui est d'ordre spirituel est cause du plus grand désordre sur terre et ce désordre est bienheureux, bien plus heureux somme toute que du bonheur. Là où tout vous porte à fuir, vous demeurez. Là où tout vous porte à maudire, vous réfléchissez, la tête vidée de sang. La jalousie a affaire avec la sexualité mais on ignore ce que c'est, la sexualité. Ce n'est pas à un corps que l'on fait l'amour. C'est à un visage. Ce n'est pas à un visage que l'on fait 1 amour. C est a la lumière sur ce visage, à la faible lumière d'un amour sans visage et sans corps. Et voilà que ce visage se détourne de vous et que toute clarté se dérobe comme avant de naître, comme avant qu'il y ait eu un jour, et une nuit. La jalousie atteint le désir en son comble. La jalousie touche à Dieu par la chair. Vous regardez la bien-aimée des anges. Elle est comme ça. Elle va où bon lui semble. Elle vit ce qu'il lui plaît de vivre, c'est là sa noblesse. Elle va dans sa vie sans pouvoir en rendre compte, sans même imaginer qu'elle devrait en rendre compte. À qui, d'ailleurs. Elle va dans l'énigme d'une vie sans motif, sans espérance claire. C'est pour connaître que vous alliez vers elle. C'est pour saisir l'insaisissable. Rien n'est plus proche de Dieu qu'une femme. Rien n'est plus proche de Dieu absent que cette seule femme, élue par vous entre toutes les autres. On ne sait rien dire de Dieu. On ne sait rien dire des femmes. On ne peut dire que d'une seule, dans l'instant où elle vous quitte, dans cette fin indéfinie de l'amour qu'est la jalousie. Il n'y a de connaissance que de ce qui meurt. Il n'y a de lumière que dans le noir. Dans la jalousie vous accédez à la plus grande connaissance de vous-même, à la connaissance déchirée de la déchirure, au savoir de l'amour comme illusion merveilleuse, comme échec nécessaire. Dans la jalousie vous comprenez enfin qu'il n'y a rien à attendre d'une femme sinon tout, sinon cette totalité en ruine, cette incapacité de la lumière à vous atteindre un jour pour toujours, cette impossibilité d'un jour définitif, d'un amour comme une seule fois. Vous mettez longtemps pour tuer cette jeune femme. Vous mettez des années pour l'effacer dans un nouveau visage. Vous savez qu'il n'y a pas d'autre fin. Vous pensez que cette fin jamais n'arrivera. Jusqu'au dernier jour vous le pensez. Jusqu'à la fin du monde, jusqu'au prochain amour. Dans cette attente vous écrivez. Vous écrivez l'histoire de l'amour pur, l'histoire du deuil de l'amour pur. Il n'y a rien d'autre à écrire, n'est-ce pas. Il n'y a rien d'autre à chanter dans la vie que l'amour enfui dans la vie. Vous n'écrivez pas pour retenir. Vous écrivez comme on recueille le parfum d'une fleur vers sa mort, sans pouvoir la guérir, sans savoir enlever cette tache brune sur un pétale, comme une trace de morsure minuscule - des dents de lait, mortelles. Rien d'autre n'est exigé de vous : attendre. Attendre que s'écrive sous vos yeux la première phrase, celle qui fera tout revenir en changeant tout - les lieux, les temps et les visages. Attendre le retour des hirondelles au nid de l'encre, dans les branches d'un titre :

FEMME AVEC DÉSERT

Dans le parc du musée Rodin, il y a un couple assis sur un banc, au bord d'une pièce d'eau. Lumière éternelle du petit matin. Fraîcheur de l'entretien sans phrase, ininterrompu depuis - déjà - trois ans. Elle porte une robe plissée avec, sur ses genoux, un sac de grand magasin. Il porte, depuis le début du jour, une nouvelle trop grande pour lui, dont il ne sait comment se délivrer. Cette nouvelle se confond avec sa solitude. Cette solitude rajeunie, puissante, se confond avec un nouvel amour qui l'a soumis - par le regard, puis par la pensée - à l'attraction d'une autre présence : blonde quand sa voisine est brune, vive comme cerisier au printemps, quand sa voisine a les nuances d'un été finissant. Comment lui dire qu'un astre est apparu, dont le nom, peu usé encore par les lèvres, sonne plus fort et plus prometteur que le sien ? Il se penche sur le gravier, ramasse des cailloux, les jette dans le bassin. Il se penche en lui, une poignée de mots, jetés dans l'eau sereine des yeux de sa voisine. Elle considère avec attention un point désert du parc, au-delà du bassin. Immobile, elle demande deux, trois choses : plus jamais ? Plus jamais. Dès demain ? Dès demain. Silence. Silence avec chute de lumière. Nous existons si peu, c'est miracle que cette larme dans les yeux, ce nom qu'elle écrit sur la joue, ce nom qu'elle efface. Le chemin salé d'une larme sur la joue, dans le temps. Nous existons si peu. Lorsque nous disons « moi », nous ne disons rien encore, un simple bruit, l'espérance d'une chose à venir. Nous n'existons qu'en dehors de nous, dans l'écho de si loin venu, et voici que l'écho se perd et qu'il ne revient plus. L'homme se lève, sur une autre route, déjà. Elle ne bouge pas. Le soir vient par habitude. La nuit se perd dans toutes les nuit~ du monde. Un nouveau jour arrive, qu'il faut longtemps envisager, au réveil, pour voir ce qu'i a de nouveau. Il y a une nouvelle statue de Rodin, dans le parc. C'est une femme, avec une robe plissée, elle est assise sur un banc.